Les îles de la pensée
MAGNUS FLORIN, 2021
Marionnettes, créatures
La main se déplace avec calme, la poitrine se soulève lentement dans un souffle, la tête s’incline en douceur, le corps se relâche puis se redresse… Qu’est-ce que je vois ?
Les personnages de Ön [L’Île] (2018) et de Ön [L’Île] (2020) sont des sculptures automates proches de la taille humaine, équipées d’un système mécanique et électronique complexe et d’un squelette semblable à ceux des marionnettes du Bunraku, forme de théâtre japonais pluriséculaire. Donc je sais ce que je vois – et pourtant, cela n’explique pas pourquoi elles m’émeuvent si profondément. Elles possèdent une présence singulière, j’ai l’impression qu’elles sont des créatures qui partagent l’instant présent avec moi.
Quel contraste avec les « automates biomécaniques » de l’inventeur et mécanicien français Jacques de Vaucanson (1709-1782), qui fascinaient ses contemporains ! Son habile joueur de tambourin ; son flûtiste qui respirait de façon autonome et produisait douze mélodies ; son célèbre canard mécanique qui, composé de huit cents pièces mobiles, pouvait battre des ailes, cancaner, agiter la queue, lever une patte, manger et déféquer.
Les créations de Karl Dunér sont bien différentes. Elles ne cherchent pas à impressionner, à déclencher les applaudissements. Elles irradient l’intégrité, elles n’ont pas besoin de nous.
En les observant, je me souviens de la pièce Wielopole, Wielopole (1980) du metteur en scène polonais Tadeusz Kantor, dans laquelle il faisait une place aux défunts de son enfance. Ceux-ci étaient partis pour toujours mais, l’espace d’un moment, ils traversaient le fossé entre la vie et la mort. Kantor leur accordait une existence autonome où ils pouvaient être en paix. Ils nous donnaient ainsi, ce sont ses mots, l’illusion « d’un autre monde (…) au-delà des murs de notre chambre ».
Un autre monde… Voilà peut-être ce que ces créatures me laissent entrapercevoir ? Elles sont pourtant si simples, loin de toutes les limites et contraintes de la vie ; indépendantes, car désincarnées.
Inconnues de nous – et cependant étonnamment familières, sans doute parce qu’elles témoignent d’une dimension commune à tous les humains – celle qui n’a ni intention, ni sens, ni but, mais qui est l’existence même : le simple fait que nous sommes là. En ce sens, les sculptures de Karl Dunér rappellent le point de vue du cinéaste français Robert Bresson. Celui-ci considérait la répétition comme une donnée écrasante de la vie – la plupart de nos actions et de nos émotions obéissent aux habitudes et aux automatismes, non à la volonté ni à la pensée.
Ou bien est-ce autre chose, de plus immédiat, qui m’émeut ? La respiration, fragile, petit volume d’air indispensable à la vie ? Les belles mains, la courbe des doigts si douce ? Le pied et ses cinq orteils qui dépassent ? Les têtes penchées, les visages rudimentaires ?
Mais je ne suis pas des leurs. Elles restent entre elles, en couple, en groupe. Elles sont où je ne suis pas, sur leur île, naufragées. Combien de temps vont-elles rester ? Peut-être toujours. À l’instar des six hommes et six femmes aveugles de naissance, dans la pièce de Maurice Maeterlinck Les Aveugles (1890), et de leur attente sans fin, dans une forêt très ancienne, sur une île, au milieu du vaste océan. Pourtant, les créatures de Karl Dunér ne se prêtent probablement pas à une si triste association. Elles laissent deviner un sourire contenu, une légèreté et une souplesse bien éloignées de la mélancolie.
Ön [L’Île] (2018) et Ön [L’Île] (2020) connaissent un prolongement avec la série Fot [Pied] (2020). Sur ces petites dalles, les pieds d’un corps couché m’évoquent ceux, apparents, des automates. Mais ce ne n’est ni l’orteil ni la cheville qui me frappent, c’est la plante du pied. Cette voûte nue que les poètes comparent au ciel. Tournée vers le haut lors d’une prière agenouillée. Et aussi l’ingénieuse mobilisation de muscles et de petits os qui nous permet de quitter cet endroit.
Sons, lieux
Les archéologues divisent les vestiges de la grande ville de Pompéi en neuf quartiers appelés regio. Chaque regio est à son tour subdivisée en plusieurs insulae, pluriel de insula, c’est-à-dire « île », ce mot désignant ici un pâté de maisons ou un ensemble résidentiel. Puis, dans chacune de ces insulae, les bâtiments sont répertoriés. Le terme indique à la fois une localisation géographique précise et, plus largement, la description d’une tranche de vie. Regio VIII, Insula 3 désigne l’un de ces bâtiments – une boutique, selon les archéologues. Sur un mur de brique, au coin de l’ancienne rue principale bruyante, bordée de restaurants et de boutiques, une plaque carrée en métal porte le chiffre 3.
Cette insula donne son nom à l’une des œuvres de l’installation Scen 1–10 [Scène 1–10] (2014-2018), une série de jeux sonores et de terrains de jeux sculpturaux combinant présent et passé, réel et imaginaire. Les ruines de Pompéi rencontrent les marchés parisiens. À chaque œuvre son environnement sonore et son lieu d’enregistrement, qui lui donne son titre. Le son de « Place d’Aligre » provient de la vieille place de marché du même nom située près de la Bastille. Passé et présent se croisent dans « Arènes de Lutèce », une référence au théâtre romain situé tout près de la très parisienne et très animée rue Monge et qui accueillait quinze mille personnes à l’époque de la destruction de Pompéi. Deux espaces urbains à la fois contemporains et historiques que Karl Dunér fait revivre sous les mêmes titres dans des installations ultérieures réalisées en 2018.
Chaque sculpture a un éclairage qui croît et décroît, lui donnant son rythme propre. Il en va de même pour le son qui, dans chacune, s’amplifie puis s’atténue. Dans plusieurs sculptures, et même dans la plupart, un élément bouge à sa façon singulière et sans se répéter. Qui tend l’oreille ? L’élément ou moi ?
J’ai l’impression de me trouver à la lisière d’un souvenir. Là où la conscience perçoit un événement qui a eu lieu, sans parvenir à le restituer. Certains détails sont obscurs, d’autres sont plus clairs sans être limpides. Certains portent la trace de sons qui se seraient détachés de leur contexte. Et les souvenirs, ou ce que nous appelons ainsi, ce ne sont pas des entités concrètes mais une mémorisation en cours, un enchevêtrement de réminiscences fragiles, reflets fragmentés de ce qui a été vécu.
Quel est le souvenir enfoui dans les quatre syllabes du mot « Connemara » – titre de l’une des œuvres ? Est-ce le Connemara que le voyageur découvre en Irlande, tout là-bas vers l’ouest, au seuil de l’Atlantique ? Ou bien celui que ressasse l’esclave Lucky – « le crâne le crâne le crâne le crâne du Connemara » – dans la version anglaise de la pièce de Samuel Beckett En attendant Godot ?
Il y a aussi une dimension de fantastique dans ces installations, au-delà des souvenirs et expériences ordinaires. Par exemple, Canterels trädgård [Le jardin de Canterel] est un lieu que nous ne pouvons visiter qu’en lisant Locus Solus, roman de l’excentrique écrivain Raymond Roussel (1877-1933). Dans ce livre, Martial Canterel, professeur érudit, fait découvrir son vaste domaine – éponyme de l’œuvre – et présente sa collection d’inventions et autres curiosités. Le lecteur comprend que cette visite ouvre en réalité sur les capacités illimitées de l’imaginaire à laisser une chose en évoquer une autre, à l’infini. Les sculptures de la série Scen 1–10 [Scène 1–10] de Karl Dunér ne sont pas refermées sur elles-mêmes, elles sont des espaces d’association ouverts. L’imagination s’amarre d’abord à un détail spécifique, puis le voyage commence.
Îles de la pensée
Bensalem, Foolyk, Houyhnhnms… Les titres et les descriptions de Plåt 1– 5 [Tôle 1–5] (2018) et Plåt 6–14 [Tôle 6–14] (2020) font allusion à des îles. Leurs emplacements géographiques dans l’océan sont réels mais ils sont de ceux qui ne peuvent être trouvés dans un atlas classique. Il faudrait plutôt les chercher dans un dictionnaire de l’imaginaire.
Pourtant, ces sculptures, qu’elles soient exposées au mur ou posées au sol – je me souviens d’en avoir vu une autre, semblable, dans la mise en scène du Prométhée enchaîné d’Eschyle par Karl Dunér (Théâtre dramatique royal/Dramaten de Stockholm, 2015) – n’ont rien d’immatériel pour le spectateur. La dénomination « Tôle » parle d’elle-même. En parcourant du doigt la surface métallique, nous percevons la matérialité des objets, leur douceur ou leur rugosité. Quel est leur poids ? Pourrions-nous les soulever ? Peut-être, peut-être pas. Ne semblent-ils pas étonnamment fins ? Comme la peau sur notre corps. Un drapé déposé sur quelque chose qui échappe au regard. Qu’y a-t-il dessous ? À les contempler un moment, il me semble apercevoir mon propre cerveau. Des circonvolutions grises et ridées. Une géologie interne commune à tous les humains. Les mille deux cents grammes. Les neurologues parlent d’une partie du cerveau nommée insula – du terme latin signifiant « île ».
Entrées et sorties
Karl Dunér a mis en scène de nombreux dramaturges. Samuel Beckett, souvent. Jean Racine, Alfred Jarry, Witold Gombrowicz, August Strindberg, Eschyle, Erik Johan Stagnelius, Georges Perec, Anton Tchekhov, Raymond Queneau… Chacun d’eux est un monde en soi. Je suis frappé de constater à quel point le travail scénique de Karl Dunér est lié à l’ensemble de sa pratique artistique. Son travail de plasticien a une forte dimension théâtrale, dans sa démarche même et dans sa mise en œuvre ; de façon symétrique, ses créations théâtrales peuvent être vues comme des œuvres d’inspiration sculpturale, très abouties sur le plan visuel et incluant souvent des éléments filmiques.
La mise en scène du Chemin de Damas de Strindberg (Théâtre dramatique royal/Dramaten de Stockholm, 2012) ne s’ouvrait pas, comme le recommande l’auteur dans ses indications scéniques, par la présence de l’Inconnu au coin d’une rue, non loin des portails latéraux d’une église. Au lieu de cela, on voyait l’Inconnu endormi, allongé en travers d’un parterre de sinuosités en relief qui évoquait la limaille de fer dans un champ magnétique, la lave solidifiée, les dunes, les vagues ou encore les circonvolutions d’un cerveau. À gauche des sinuosités se trouvait une bordure munie de rails où circulait un wagonnet, transportant les personnages lors de leurs entrées. Au moment où l’Inconnu se réveillait, le public découvrait sa difficulté à se déplacer dans les sinuosités.
Henrik Ibsen écrit, en parfait accord avec sa propre esthétique théâtrale : « Un décor de théâtre peut représenter un château, une église ou n’importe quel lieu, mais il ne peut représenter la scène elle-même ». Voilà pourtant ce qui se passe dans les créations théâtrales de Karl Dunér, et dans l’ensemble de son œuvre. La scène figure la scène. Les décors représentent les décors. L’enjeu ne concerne pas la mise à distance du spectateur ou son implication émotionnelle. Il s’agit d’autre chose : mettre en valeur l’élément scénique en tant que réalité à part entière, exhiber les moyens techniques au lieu de les camoufler et augmenter par là même leur pouvoir d’illusion.
Aux abords de la série de sculptures sonores Sven och Ingvar [Sven et Ingvar], nous écoutons attentivement. Des crânes flottent au-dessus d’un podium – qu’entendons-nous, quels sont ces mots qui vont et qui viennent, quelle est cette respiration ? Karl Dunér a collaboré à plusieurs reprises avec les comédiens Sven Lindberg (1918-2006) et Ingvar Kjellson (1923-2014), aujourd’hui disparus. Leurs voix font notamment resurgir les mots de Raymond Queneau et de Samuel Beckett, en hommage à la littérature et à l’art du comédien, et à leur faculté de retenir, telles des machines à mémoire, ce qui disparaît. La gorge et la tête donnent aux mots leur résonance. L’œuvre s’apparente au mythe grec de la tête chantante d’Orphée, mais les voix de Sven et d’Ingvar ne se transforment pas en mythe – leurs vibrations demeurent terrestres.
Dans les quatre sculptures de la série Sortie (2018), un personnage parvient à une limite, nous pouvons imaginer un bord de scène. Mais qu’y a-t-il au-delà du plateau ? Une autre réalité ? Ne semble-t-il pas que le protagoniste, non seulement se dirige vers le bord de cette scène mais s’apprête à le franchir, pour une nouvelle entrée ? Et que nous soyons en train de le regarder au moment où il disparaît ? Un pied de nez à la pérennité du bronze. Quant à la série de films en boîte Dragningen [La Traction] (2018), elle reproduit un mouvement aussi vain qu’obstiné, faisant écho aux antiques Danaïdes remplissant un tonneau sans fond ou à Sisyphe poussant son rocher vers le sommet de la montagne. Mais aussi au désespoir rieur de la farce, avec son accumulation de tentatives toujours vouées à l’échec.
Les films en boîte – de l’image qui s’anime dans un cadre – sont un moyen d’expression récurrent chez Karl Dunér. Leur séduction tient sans doute à cette inhérente contradiction : la virtualité du film opposée à la matérialité de la boîte, l’optique à la physique, l’afflux d’images à la limite du cadre. Un lieu où peut se jouer l’existence.
La lumière, l’eau
La série Vattenkikare [Aquascope] est le fruit du travail réalisé avec un instrument qui pourrait être une invention dessinée par Léonard de Vinci. Un tube de verre de deux mètres de long repose en un point central, tel une balançoire à bascule. Ce qui est mis en mouvement ici n’est pas uniquement le jeu d’équilibre entre des poids, mais la nature même du regard. Le tube est à la fois source de lumière et œil récepteur. Ainsi, son fonctionnement est tout autant une expérience physiologique qu’une aventure optique, une version optimisée et sophistiquée du kaléidoscope. Le secret réside dans la lumière, dont les rayons sont autorisés à traverser tissus, couches de papier, filtres et interstices. Que se passe-t-il ?
Les films et les photographies obtenus sont l’empreinte aussi bien de ce qui est vu que de ce qui voit. Le tube de verre est à la fois notre œil et ce que l’œil regarde. L’eau déferle en vagues et en cascades que le volume du tube maîtrise et apaise. Une caméra filme et transmet l’action à notre vue, le tube de verre est lui-même une représentation de la structure de notre œil : corps vitré, corps ciliaire, iris, cristallin. Cela fonctionne dans les deux sens. À moins que le tube ne soit le grand œil du monde qui nous observe. Étrange, mystérieux, un dieu ou bien un monstre.
Les sculptures posées au sol Lod 1 [Sonde 1] et Lod 2 [Sonde 2] (2018), des films qui tournent en boucle, marquent un passage à la verticalité. L’observateur plonge son regard dans les profondeurs. Un puits. Je pense à une orbite oculaire.
Les fils
Les marionnettistes fabriquent une croix en bois à laquelle ils accrochent des fils qui descendent jusqu’à une poupée, à sa tête, à ses bras et à ses jambes, pour la mettre en mouvement. Un moyen tout simple, mais l’illusion peut s’avérer impressionnante. Comment se fait-il qu’une marionnette puisse, étonnamment, sembler plus « naturelle » et plus « vivante » qu’un danseur ou qu’un comédien accompli ? Dans son essai Sur le théâtre de marionnettes, Heinrich von Kleist explique que cela vient du fait que les marionnettes n’ont pas conscience d’elles-mêmes. Leurs mouvements ne dépendent que de la gravité, dans le prolongement mécanique de ce que font les doigts du marionnettiste. En revanche, les pas et les gestes des danseurs ou des comédiens sont le résultat de grands efforts et d’un entraînement difficile. Le point de vue de Kleist est diamétralement opposé à la métaphore habituellement associée au théâtre de marionnettes : manipulation et contrôle.
Dans ses installations Kordofon 1–8 [Cordophone 1–8] et 9–10 [Cordophone 9–10] (2020), Karl Dunér semble opérer un retour en arrière quand il fabrique une croix en bois de cerisier avec deux fils qui pendent dans le vide sans être attachés à une marionnette – l’un des fils est un peu de travers, comme mû par une force intérieure ou par une traction extérieure. Ce n’est probablement ni la métaphore du contrôle, ni le naturel spontané de Kleist qui intéressent Karl Dunér, mais plutôt quelque chose de plus ancien et de plus primaire. Je fais le lien avec Marcel Duchamp et son œuvre 3 stoppages-étalon (1913-1914) au sein de laquelle des bouts de ficelle qu’il a laissés tomber au hasard vont redéfinir le mètre-étalon. Ou encore avec l’intérêt de René Descartes pour les esprits animaux qui, selon lui, faisaient le lien entre le corps et l’âme, des sortes de filaments de vie qui rendraient compte du monde tel que nous le connaissons. Et le fil de la vie est le symbole de la destinée humaine dans le mythe des trois Parques : la première fabrique le fil, la deuxième en détermine la longueur et la troisième détient les ciseaux qui le coupent.
Mais chez Karl Dunér, le fil n’est pas coupé. Les films en boîte Tråd 1–8 [Fil 1–8] (2018-2020) montrent des fils blancs bougeant sur un fond noir, en boucle – ils me font penser à une fibre de tissu ou à un cil qui serait resté collé à la lentille d’un projecteur et qui, sous l’action du ventilateur, frissonnerait sur l’écran. Un parasite et, en même temps, un fragment de vie. Lors de la création de Platonov de Tchekhov (Théâtre dramatique royal/Dramaten de Stockholm, 2005), j’ai vu deux longs fils trembler, sur l’écran blanc, derrière les comédiens. Un frémissement ininterrompu, comme un signe de leurs errances.